"Alors que l'habitude, bientôt muée en tradition puis en principe d'étiquette, voulait que toute formation de rock français se doive d'endurer en guise d'apprentissage les affres propiatoires de la galère, quatre merdeux issus du lycée Balzac plus un juif russe tombé des banlieues, venaient ravir dès leur premier disque ce que beaucoup convoitaient encore après 15 ans d'ardeur : le succès ! "Mannequin" et "Cherchez Le Garçon" envahirent par surprise dans le petit matin blâfard des 80's, le bucolique paysage musical de l'hexagone que chantait le rousseauiste Nicolas Peyrac, avec cette désinvolture qui sied si suavement aux oeuvres agnelées par des mains cruelles et innocentes. Parce qu'ils mettaient à profit les leçons de piano de Laurent Sinclair et qu'ils les soumettainet au filtrage électronique d'un synthé dernier cri, les Taxi Girl furent à leurs débuts promptement apparentés à l'espèce suspecte des Men Machine Kraftwerkiens dont la pompe cardiaque irrigue d'un flot incessant de rhésus dérivé d'hydrocarbure des vaiseaux sanguins en fibre de verre. Allaient-ils comme ces algues en matière plastique de couleur que l'on dépose au fond des aquariums pour faire joli, épouser jusqu'à la moindre ondulation les caprices d'un courant növö préférant le bionique à l'humain ? La réponse nos parvint en cauchemar psychomoteur. Un soir de décembre, où le groupe faisait la première partie des Talking Heads au Palace Daniel Darc se trancha les veines sur scène et arrosa d'un résinet cerise les premiers rangs horrifiés. seuls quelques irréductibles crétins au degré d'insensibilité proportionnel au noimbre d'heures passées à écouter du Hard Rock, crièrent au "coup monté !". Le groupe, il est vrai, avait commencé à se distinguer par la personnalité de son manger, le rusé Alexis qui ayant appris de la bouche même de Malcolm Mc Laren les leçons du Rock'n'Roll Swindle, s'efforçait avec une certaine rigueuer scolaire de les appliquer à la lettre, ce qui dans le contexte mollasson d'un show bizz parisien accusant plusieurs décennies de médiocrité cire-pompe aggravée de paternalisme gâteux, ne manquiat pas de purifier la corruption par la filouterie, mais alors tout ce qui touchait à ce groupe semblait définitivement emppreient d'audace et frappé d'impunité. Ainsi naquit Mankin, premier label autogéré par des artistes. Plus qu'une étiquette sur un disque, il s'agissait là du premeir signe perceptible qu'en France le punk, poursuivant son reflux, ne nous laissait pas qu'une lande aride mais au contraire avait fertilisé en attitudes nouvelles, en concepts originaux et en exigences artistiques, l'esprit de notre belle jeunesse nationale et que demain pouvait encore nous appartenir. La première photo du groupe nous avait livré cinq corps nus et pubères nichés dans la douillette promiscuité d'un lit taillé pour meubler un conte des frères Grimm. Image d'une indestructible jeunesse bercée d'une androgyne tendresse, promise à tous les possibles. Deux ans plus tard, ce portrait idyliique se fissure à jamais. Pierre Wolfsohn, le batteur, meurt d'avoir sans doute ignoré la part du jeu qu'intègre nécessairement tout parti esthétique engagé sur l'auto-destruction. Comme l'écrivit Elliott Murphy sur une autre pochette, le Rock'n'Roll ne ment pas. Il ne promet jamais une fin heureuse. Là, hélas, ce n'était que le commencement. La légende devint soudain plus lourde que le groupe réduit à trois égo-éléments, Daniel l'ombre, Laurent l'eau, Mirwais le feu.


Tel fut le prix que dût payer Taxi Girl pour conquérir son identité. Il faudra aussi lui ajouter la TVA, soit le relatif échec commercial que rencontrèrent les futurs enregistrements. Mais de ctte tragique chrysalide venait d'éclore un papillon superbe et venimeux, un groupe différent, parti chercher substance dans l'écoute assidue du Velvet Underground, des Doors, de Dylan et d'Iggy et qui se risquait à bruler le retse de sa jeunesse aux feux sacrificiels d'un rock bigger than life, quitte à en faire n'importe quoi, un maelström d'heures mal vécues, de mauvaises bitures, d'aiguilles sales, de sexe incomplet. La plus admirable vertu attacée à ce groupe fut sa témérité, celle qui entraina ses membres non sans maladresse, et ce dans un pays essentiellement peuplé de médiocres timorés, à s'essayer au rock sacré, à la liturgie twist and shout, aux psychotics reactions.


Sans vouloir en rajouter au chapitre d'une légende déjà confortablement lestée, on peut dire que Taxi Girl eut le rôle de passeur du Styx, sauf qu'il mena sa barque à rebours. d'abord musicalement, il navigua du modernisme vers le classicisme. Puis il voyagea de la mort vers la vie, avec la disparition prématurée de Pierre, mais surtout avec Daniel qui très loin en lui-même, dans ses zones d'immenses solitudes intérieures, frôlant le néant, plongeait pour en ramener ce qu'il mettait en forme dans ses chansons et qui une fois ce travail achevé, se devait de retourner vers le public pour les lui présenter. Non sans douleur. A la sortie de "Seppuku", fin 81, lors de la tournée anglaise que fit le groupe en première partie des Stranglers, il y avait ces instants d'épais malaise, juste avant de monter sur scène où, à le regarder, blème et muet, tout se clorait d'une effroyable incertitude. enfin, il cabota de l'enfer vers le ciel. De l'insoutenable charnier de "Seppuku', de ces chansons d'horreur pure, de damnation, de sacrifice sanglant, on progresse pour atteindre la belle et grave sérénité de "Cette Fille Est Une Erreur" et l'allégresse érotique de "De L'Autre Côté". Taxi Girl n'était pas un groupe "littéraire", bien que Daniel ressemble étonnament à un personnage de Dostoïevski, malheureux jusqu'à la folie, ce n'est pas non plus un groupe religieux, bien que son background catéchiste y résonne comme sous une voute mais plutôt un groupe doué d'une spiritualité empirique. Pas celle à la blancheur de lys qui croît dans les presbytères, mais l'autre, sauvage comme une ortie grimpant dans les fossés de terrain vague et qui se mélangeant à cet autre enfant de la rue qu'est le rock, nous donne ce goût insoluble de chaos imminent, d'apocalypse now.


Taxi Girl a payé. Il paye encore. Ses audaces comme ses faiblesses. Les archivistes chargés de la fiche anthropomorphique de ce mongolien aux doigts palmés qu'est le rock français, ne retiendront sûrement que l'envol fulgurant pour glisser pudiquement sur ce qui suivit. La chute dans des actions de grâce. A mesure qu'ils entrevoyaient la lumière, celle-ci menait nos quatre anges glacés vers la liquidation. Plus le groupe devenait conscient de sa condition dégénérescente, plus il vidait sa resserre de passion pour la brûler au premier être venu, plus il s'épuisait et se démembrait. et plus il devenait passionnant, imprévisible, s'essayant à d'autres jeux, à s'hypnotiser lui-même, comme sur ce "Monna" où Mirwais débite des riffs qui ont le son que font des éclats de shrapnell lorsqu'ils déchirent et pénètrent la chair. Si la comparaison n'était déjà de rigueur sur le plan musical, et l'ascendant par trop évident, on serait tenté de prolonger aux Doors l'analogie des sorts. Une fois la griserie que procure le succès rapide dissipée, tous deux furent mis en demeure d'en briser la servitude et d'aller quérir pour eux-mêmes des vérités plus solides que celles ondoyantes de l'or.
Ils ramenèrent en chemin quelques broutilles qui différentient les véritables artistes des autres : la certitude du déclin, le sentiment tragique que donne la vie, la proximité de la mort, choses qui nous parviennent comme tamisées à travers la sensualité des rythmes, sources de délices infinis dont les Dieux daignent pourvoir leurs misérables enfants trop sensibles pour les consoler d'avoir pénétré bien trop vite leur terrible secret.
C'est ce rendez-vous rare et précoce entre la jeunesse et la conscience de la finitude qui fit de Taxi Girl un groupe pas comme les autres. Mais pas seulement..."

Francis DORDOR